Position de thèse d'Alexandre Jubelin

« Par le fer et par le feu ». Pratiques de l’abordage et du combat rapproché dans l’Atlantique du début de l’Époque moderne (début du XVIe siècle-1653)

Sorbonne Université, FED 4124

Thèse soutenue le 17 juin 2019 à Sorbonne Université, le jury étant composé de Mesdames et Messieurs Martine Acerra (Professeure émérite, Université de Nantes), Pascal Brioist (Professeur, Université François Rabelais / Tours), Olivier Chaline (Professeur, Sorbonne Université) directeur de la thèse, Denis Crouzet (Professeur, Sorbonne Université-Lettres), Président du jury, Nicholas Rodger (Professeur, Université d’Oxford, All Souls College), Delphine Tempere (Maître de conférences, Université Jean Moulin - Lyon 3).

Position de thèse

Le début de l’époque moderne est marqué par la diffusion puis la généralisation des armes à feu sur les champs de bataille, puis plus largement au sein des sociétés européennes. Bien qu’il ne s’agisse pas au cours de la période d’une nouveauté complète — puisque l’on rencontre des armes à feu dès le XIVe siècle, y compris en mer — cette innovation a de profondes conséquences dans l’histoire militaire et politique de l’Occident, qui ont notamment été approfondies autour du débat sur la « Révolution militaire » depuis les années 19901. Appliqué au domaine naval, ce changement a aussi des conséquences majeures sur les manières de faire la guerre sur mer : l’artillerie remodèle profondément le paradigme général du combat.

En effet, le combat naval était auparavant centré sur des affrontements à courte distance : en l’absence d’armes permettant de décider le combat de loin, les adversaires étaient contraints de se rapprocher jusqu’à arriver bord à bord, puis de combattre au corps à corps en une mêlée dont la spécificité nautique était assez faible. Cela est particulièrement vrai pour des batailles navales médiévales en Atlantique qui ressemblent souvent à des mêlées terrestres. L’artillerie change cet état de faits, en fournissant une option viable pour le combat à distance, bien que son perfectionnement et sa mise en action en mer soient plus lent et inégaux que la « révolution » parfois présentée.

Cette thèse examine donc l’ampleur et les modalités de ce changement au sein de la phase de transition qui s’étend du début du XVIe siècle à 1653 : avant ces dates, la quantité et l’efficacité des armes à feu embarquées ne permet pas d’en faire un élément réellement déterminant au sein de la bataille. Puis à partir de la moitié du XVIIe siècle, l’artillerie devient suffisamment destructrice pour diriger entièrement les modalités du combat en mer, au travers du paradigme de la ligne de bataille, qui consiste essentiellement en un duel d’artillerie à distance. C’est donc une période ambiguë que cette thèse étudie, entre ces deux modèles stables que sont le combat corps à corps et le combat à distance, en tentant d’en restituer les contours et les ambivalences, sans projeter sur les combats et les acteurs étudiés l’issue de cette métamorphose technique qui n’avait rien d’une évidence. Elle se concentre sur le théâtre atlantique, par opposition à un espace méditerranéen où la galère conserve une forte présence et où les tactiques et logiques navales sont très différentes2. L’abordage apparaît ainsi en Atlantique comme une des options de l’éventail de techniques de combat, dont il s’agit de mesurer l’importance et les logiques.

Cette thèse vise par ailleurs à appliquer au combat sur mer les acquis du renouvellement de l’historiographie de la guerre depuis une quarantaine d’années. Loin de l’histoire militaire académique et souvent nationaliste du XIXe siècle, ou de l’intérêt pour la stratégie d’état-major et la tactique, de nouvelles préoccupations historiques ont émergé, notamment autour de l’anthropologie du combat. Ce courant historiographique vise ainsi à mettre en valeur l’individu au sein de la bataille, en se préoccupant des conditions matérielles concrètes des combattants, et de la manière dont ceux-ci les mettent à profit au cœur de la bataille. Appliqué au combat sur mer, cela revient à se soucier non seulement des flottes ou des formations de combat, mais aussi des conditions de navigation, des capacités inégales des navires et de l’expérience de la mer des soldats et des marins.

Le corpus retenu pour cette étude a donc été aussi large que possible, à cheval sur trois des principales puissances atlantiques de cette époque que sont la France, l’Angleterre et l’Espagne. Si la quantité d’archives françaises disponible sur cette période est très faible — précédant la constitution d’une marine structurée, qui puisse centraliser des archives — les sources espagnoles se révèlent considérablement plus riches et exploitables. En effet, l’appareil étatique espagnol développé autour des possessions américaines de la couronne d’Espagne, et des convois qui sont organisés à travers l’Atlantique, poussent à la production d’une grande quantité de documents et de récits de batailles navales, qui sont largement mobilisables. Si la conservation des documents est inégale, et la centralisation des archives incertaines, on a toutefois pu tirer profit de la collection Martin Fernandez de Navarrete, immense ensemble de copies effectuées au XVIIIe siècle et centralisé au Musée naval de Madrid, qui a permis d’accéder facilement à une très grande quantité de documents. Il a donc été possible de procéder à travers un index partiel, qui a permis de viser la moitié des tomes de la collection — ce qui aboutit à un ensemble de 50 000 pages, de récits de combats et d’instructions de flottes. Un appareil étatique similaire n’existe pas plus en Angleterre qu’en France à la même époque, mais il a été possible de tirer largement parti de la grande émulation intellectuelle autour des questions de navigation et de guerre sur mer au cours de la période. Un certain nombre de traités théoriques ont donc été imprimés par des théoriciens et praticiens du combat naval anglais, qui ont été mobilisés afin de compléter les sources narratives (racontant des combats) par des sources normatives (cherchant à dégager les règles et les logiques du combat)3. Mentionnons enfin que malgré la rareté déjà évoquée des sources françaises — aussi bien pour des raisons politiques que sont les guerres de religion à la même époque, que pour des raisons pratiques de centralisation des documents — on trouve malgré tout plusieurs batailles d’ampleur dont on conserve de bonnes descriptions utilisables. En particulier, l’expédition française vers les Açores en 1582, sous la direction de Philippe Strozzi et qui est défaite par la flotte espagnole ; ainsi que la bataille dite du Pertuis breton de 1622 entre forces protestantes et royales ; ont laissé de gros dossiers d’archives dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale qui ont été mobilisés. Enfin, des sources archéologiques ont été mobilisées, grâce notamment à l’énorme dossier documentaire de la Mary Rose. Ce navire anglais, coulé au large de Portsmouth en 1545, a en effet fait l’objet de campagnes de fouilles extensives au long du XXe siècle, qui ont amené à son renflouement et à sa transformation en musée. Ces campagnes ont surtout donné lieu à des publications en plusieurs tomes, où la précision des réflexions et des reconstitutions est remarquable, et fournit un point d’entrée unique vers l’univers matériel du combat naval au XVIe siècle.


Afin d’étudier tant l’évolution technique sur le temps long que l’horizon individuel de la bataille, c’est donc un plan par échelles qui a été choisi, afin de partir des cadres matériels du combat, pour ensuite se rapprocher progressivement de l’individu.

La première partie traite ainsi de l’évolution technique générale à l’échelle de la période. La première sous-partie aborde cette question sous l’angle le plus technique qui soit : le premier -chapitre détaille l’évolution des supports mêmes de la guerre sur mer, à savoir les navires, qui subissent une grande évolution sur plus d’un siècle, se dirigeant progressivement vers des embarcations plus fines et plus maniables, mais aussi plus adaptées à l’emploi de l’artillerie. C’est sur cet outil en particulier que se concentre le deuxième sous-chapitre, en étudiant le perfectionnement des armes à feu au début de l’époque moderne, ainsi que la variété des armes qui sont mobilisées sur les zones de batailles navaless du XVIe et du XVIIe siècles. En particulier, une attention est portée aux différents types de pièces et aux modes de chargement des canons, qui impliquent de grandes différences dans les possibilités d’emploi de ces armes au combat. Le troisième sous-chapitre se penche enfin sur les limites de ces armes à feu, en rappelant qu’il ne s’agit pas là d’armes miracles qui décideraient instantanément du résultat d’un combat. Au contraire, ce sont des outils compliqués et difficiles à mettre en action, à la précision et l’efficacité très limitées du fait des performances limitées de ces armes —  tout particulièrement en mer, qui rajoute des contraintes considérables sur leur emploi.

La deuxième sous-partie étudie ensuite la manière dont ces évolutions sont perçues par les acteurs du temps : tout d’abord en interrogeant la conscience que ceux-ci ont du changement technique qui a lieu sous leurs yeux ; puis en tentant d’identifier des chronologies différenciées, et des spécificités nationales dans la pratique du combat sur mer, spécialement dans le cadre de l’intégration de l’artillerie aux différentes pratiques guerrières.

La deuxième partie se rapproche du combat en considérant cette fois le navire en mer ; c'est-à-dire en replaçant le fonctionnement d’un navire, et les manières dont ces structures et ces modes d’actions évoluent dans la perspective du combat. La première sous-partie évoque ainsi le navire au quotidien : un premier chapitre détaille la diversité des bâtiments au cours de la période, leurs différences essentielles et leurs spécificités aux yeux des contemporains. Un deuxième chapitre détaille le fonctionnement d’un équipage de navire, dans ses côtés positifs comme dans ses dysfonctionnements. Puis un troisième chapitre se rapproche du combat, en voyant comment ce fonctionnement quotidien est modifié par la perspective de la bataille, et comment le navire se prépare à l’horizon de l’affrontement.

C’est ce que détaille la seconde sous-partie à une échelle plus large, en se concentrant sur le fonctionnement d’une flotte et les dispositions des navires à la mer. Un premier chapitre y étudie les fonctionnements en flottes, autour des problématiques de coordination et de communication à la mer. Puis un deuxième chapitre traite du grand arbitre en mer qu’est l’avantage du vent, et les atouts qu’il procure à l’approche du combat. Enfin, un troisième chapitre détaille les manières dont les navires se disposent pour faire face à l’adversaire, et les différentes tactiques qui sont suggérées par les théoriciens du temps.

La troisième partie entre enfin directement dans le cœur du combat. En commençant par la problématique de l’approche, c'est-à-dire la question des distances d’affrontement — particulièrement décisive dans le cadre d’une artillerie à l’efficacité inégale. Un premier chapitre détaille ainsi l’art et les limites du tir en mer, tandis qu’un second étudie l’enchaînement des séquences du combat au cours du rapprochement qui mène à l’abordage. En particulier, on s’y concentre sur la question du contrôle sur les hommes et leur nervosité, afin de les amener à ne tirer qu’au dernier moment, pour maximiser l’efficacité d’une artillerie difficile à recharger.

La deuxième sous-partie examine ensuite frontalement la question des moyens de l’abordage : comment passer sur un pont ennemi, et par où ? Un premier chapitre traite ainsi des angles et des lieux les plus favorables, tandis qu’un second examine les dangers du passage, et les manières de structurer l’équipage et les combattants pour limiter autant que possible le danger.

Puis la troisième sous-partie plonge au cœur du chaos du combat, en détaillant dans un premier chapitre le désordre et la confusion qui y règnent, notamment à travers un brouillage sensoriel total ; et sur les réponses pour faire face à cette désorientation.  Un deuxième chapitre examine la question des blessures qui y font rage, comme une fenêtre ouverte sur l’horizon matériel de ce combat, et les dégâts qu’il fait sur les hommes. Le troisième chapitre examine ensuite le rôle d’un personnage important entre tous, qu’est le capitaine, chargé à la fois de mener et d’organiser ses hommes, véritable principe structurant du combat.

Enfin, la dernière sous-partie examine la question de la fin du combat : qu’est-ce qui permet l’arrêt d’un combat bord à bord, où la fuite est pour ainsi dire impossible ? Les chapitres y examinent successivement la durée du combat, puis les éventualités de sa fin que sont l’annihilation, la perte d’éléments-clés comme le capitaine, et la reddition, dont il faut alors détailler les modalités et les normes.

 

Au terme de cette thèse, il faut constater les ambiguïtés et les pas de côté du progrès technique dans l’évolution de l’art de la guerre sur mer : si les armes à feu sont très tôt mises en action en mer, il faut pourtant souligner les grandes limites à leur emploi. Les canons se caractérisent en effet comme des outils imprécis au cours de la période, difficulté encore renforcée par les aléas du maniement des navires, ce qui explique la longue rémanence des techniques d’abordage et de combat rapproché dans l’Atlantique du début de l’époque moderne. Il faut aussi et surtout souligner la grande brutalité de ces batailles pour ceux qui y étaient plongés, faisant du combat en mer un univers chaotique et aléatoire, où la survie se révèle particulièrement précaire.

 


1 Voir notamment Geoffrey Parker, La révolution militaire: la guerre et l’essor de l’Occident : 1500-1800, Paris, Gallimard, 1993 ; Clifford J. Rogers (ed.), The military revolution debate: readings on the military transformation of early modern Europe, Boulder, Westview press, 1995.
2 Par ailleurs  étudié par John Francis Guilmartin, Gunpowder and galleys: changing technology and mediterranean warfare at sea in the sixteenth century, New York, Cambridge University Press, 1974.
3 Mentionnons que cette bipartition entre sources normatives anglaises et récits espagnols n’est évidemment pas stricte : nous disposons de nombre de récits anglais de batailles, comme de traités théoriques espagnols.